Alice Maher, interview
Vous travaillez avec de nombreux médiums, sur un même sujet, mais j’ai lu que vous commenciez le plus souvent par le dessin...
Je pense que le dessin est vraiment à la racine de ma pratique. Quand je suis le plus concentrée sur la création d'images, c'est généralement de là qu’émerge un dessin. Toutefois pour des travaux comme les photographies récemment rentrées dans la collection de la National Gallery of Ireland à Dublin, je n’avais pas fait de dessins auparavant. J'utilise le dessin pour lui-même et chacun est une pièce achevée en soi. Ce n’est pas un essai ou un croquis.
Faites-vous une hiérarchie entre les supports ?
J’aime travailler plusieurs techniques. J'ai reçu une formation très classique, voire conservatrice, dans les années 80, où nous apprenions à peindre et à dessiner. Mais la fin de cette décennie fut une période fascinante où j'ai commencé à découvrir des femmes artistes dont on ne nous parlait pas à l’école. A l’exemple de Louise Bourgeois, qui avait ouvert la voix, puis Helen Chadwick ou Cornelia Parker, qui brisaient le moule de ce que l'on pouvait faire dans l'art et notamment le fait d’utiliser son corps ou des objets trouvés. A l’époque, nous sortions tout juste de la nouvelle peinture expressionniste, très prisée en Allemagne, avec ces formats géants exécutés la plupart de temps par des hommes. Beaucoup de plasticiennes ont donc évolué vers un autre espace de création et j'ai eu la chance de faire partie de cette génération. D’autre part, je venais d'un milieu rural et sentais que cela pouvait aussi être considéré comme un sujet en art, même si c’était un domaine méprisé. Je me suis rendu compte que j'étais attirée par ce qui était marginalisé, détesté ou négligé et j’ai commencé à travailler avec des matériaux provenant de la terre elle-même ou des insectes, des escargots…
Vous avez beaucoup travaillé sur le paysage, en parlant aussi de mondes cachés de l'Irlande, mais peut-on dire que vous y avez mêlé des questions féministes ?
Je considère probablement que le paysage est en moi, plutôt qu'à l'extérieur. Je ne m'intéresse pas à quoi il ressemble ou à en faire des images, mais à une relation en tant qu'être humain ou animal. Là-encore, je viens d'un milieu rural, agricole qui nourrit un lien différent avec le paysage. Pour nous, c'était un espace où il fallait travailler dur et je n'ai aucune notion romantique du paysage. Je m'y intéressais aussi car c'est un territoire lié à une colonisation, une histoire de revendication et de reconquête de la terre. Il y avait un intérêt à se réapproprier un espace pour soi-même, en tant qu'être humain et en tant que femme en effet.
Dans vos dessins, vous mélangez beaucoup l’homme à l’animal et créez des créatures hybrides. Est-ce également lié au lieu d'où vous venez ou cela témoigne-t-il d’influences de la mythologie ou de l'histoire de l'art ?
Tout cela fait partie de mon expérience et des histoires que l’on nous contait, en tant qu'enfant et en tant qu'Irlandaise. La terre y était considérée comme vivante. Puis je m'intéresse aux mythologies du monde et à la façon dont ces histoires sont racontées et pourquoi elles le sont. J’aime revenir sur les mythes et trouver comment les déformer en quelque sorte. Par exemple, j’ai travaillé sur Cassandre, dont la voix était méprisée et considérée comme un simple babillage… J’ai souhaité l'habiller d'un collier de langues, comme pour lui redonner une voix multiple. Cela est aussi lié à notre propre langue, l'irlandais, qui est perdue car elle fut interdite à l'époque coloniale. Je voulais insister sur cette notion d'avoir une langue dans le corps, une langue physique, réelle. Donc vous entrez dans le corps et en sortez l'intérieur comme dans un rêve et vous le portez… comme un bijou.
Ce travail pourrait-il être considéré comme un autoportrait ?
Il s'agit plutôt du portrait d'une relation avec les matériaux, mais plus globalement, je pense que le sens profond de l'injustice est gravé dans mon travail. Progressivement, je suis devenue une véritable militante pour changer la constitution de mon pays… mais je produis de l'art en tant qu'artiste et ne sais pas comment séparer les deux. Je permets à ce que je ressens de se manifester, ce qui est particulièrement vrai dans le dessin offrant cette possibilité d’accéder au subconscient. On pense qu’on l’atteint simplement, mais ce n'est pas vrai… il faut lui accorder une permission de fonctionner. Puis, il est intéressant d’observer comment trouver des images de l'intérieur. Je regarde beaucoup d’images : d’histoire de l’art, mais aussi de livres de médecine, de cartes... mais quand j’en viens à mon dessin, je dois en quelque sorte trouver l'image en moi-même.
Votre travail affiche d’ailleurs une sorte de romantisme et je pensais également à ce courant ou au symbolisme en regardant vos œuvres…
Oui également… j’ai beaucoup de respect pour l'histoire de la peinture, c'est pourquoi j'ai mis si longtemps à peindre. J’ai toujours l’impression que le Caravage et Diego Velázquez - ou encore Caspar David Friedrich qui fait partie de la famille - regardent par-dessus mes épaules. En parallèle, je me rassure parfois en me disant : c’est seulement de la peinture… mais je suis toujours intrigué par la manière dont les pièces sont réalisées. J’admire aussi le néo-surréalisme, avec des artistes tels que Neo Rauch.
Vous parliez de cette grande peinture un peu théâtrale… Comment travaillez-vous vos dessins ?
Je suis assez physique avec les dessins. Ils sont, pour la plupart assez grands, donc je me tiens debout pour les exécuter. Notamment avec le fusain, il faut faire des choix, prendre du recul, changer des choses, au fur et à mesure... ou je peux aussi simplement laisser le dessin devenir lui-même. Je fais beaucoup d'effacements qui font partie du dessin, comme un processus de pensée. Cette dernière peut arriver et repartir, telle une ligne... et quand l’on regarde le papier, on voit où cela a été effacé. Donc on peut réellement suivre la pensée du dessin.
Quelles autres techniques utilisez-vous dans vos dessins ?
A mes débuts, j'ai employé le collage. J’appliquais du papier de soie puis le retirais et cela créait une forme dans l'espace. Aujourd’hui, pour les petits formats, j'utilise des crayons et pour les plus grands, du fusain auquel je peux ajouter de la craie. Mes dessins ne sont jamais placés dans un décor, mais plutôt comme dans un espace suspendu.
Pensez-vous que la mythologie puisse dire quelque chose sur notre époque ?
Non, car les mythes et les histoires ont une vie éternelle et continuent à se changer eux-mêmes. Chaque histoire est transformée quand elle est racontée, donc les mythes évoluent en fonction du contexte. Par exemple, l'histoire de Cassandre était regardée de manière très différente il y a 30 ans et représentait une leçon de ce qu'il ne fallait pas faire. Or, aujourd'hui, on la lit sous un autre prisme. Le mythe est comme une relation aux dieux, pour ainsi dire, et à l'éternel. Mais le folklore nourrit une relation à la vie et à la langue vernaculaire du peuple, également très intéressante. Je lis beaucoup d’ailleurs, de tout… et j'aime que nous ayons, à présent, des jeunes poètes qui écrivent en irlandais. J’admire également Angela Carter, travaillant sur le folklore, ou Marina Warner, qui a rédigé un livre fabuleux sur la Vierge Marie.
Sujet que vous utilisez aussi comme modèle dans vos dessins…
Toute l'histoire de l'Église catholique est créée de ces opposés féminins, telle que la Vierge Marie et la pécheresse Marie-Madeleine. Donc il n'y a que deux options pour les femmes… mais ce sont les figures avec lesquelles nous avons dû grandir et qui sont importantes dans notre psyché.
Vous employez également une figure masquée que l’on a pu retrouver dans un tableau de Michaël Borremans…
Ce masque provient d’une série télévisée belge que je regardais quand j’étais petit, comme lui probablement, qui s’appelait THE Cat. Telle une figure de Batman, c’était une forme de justicier masqué qui luttait contre une usine qui déversait des déchets dans la nature, dès les années 1970…. Avec mes amis voisins, nous avions ces masques et j'ai utilisé ce souvenir d'enfance comme un lien, qui me permet par ailleurs de parler encore du changement climatique.
L’un des sujets principaux n’est-il pas, d’ailleurs, de revenir aux racines ?
Je pense que nous vivons une époque très intéressante aujourd'hui, car nous parlons beaucoup de l'interespèce et de la fluidité entre les sexes. C'est un espace dans lequel j'ai essayé d'évoluer depuis que je m’intéresse à la marginalité, aux méprisés ou aux autres et qui devient une tendance dominante. Nous pensions auparavant que les animaux étaient séparés de nous et, maintenant, les gens commencent à avoir plus de respect pour leur vie ou même celle des plantes, regardant comment les arbres peuvent communiquer entre eux.
Aimeriez-vous faire un lien entre les animaux et notre espèce ?
Je suppose que je me sens comme une hybride… et ressens une connexion profonde avec le monde animal. Mes créatures sont hybrides, elles-aussi, à moitié animales, à moitié comme les centaures et les sirènes. Songez à toutes ces créatures que notre imagination a créées parce que nous aspirons à nous connecter avec notre moi animal !
Le lien se fait-il avec la notion de douleur, également fort présente dans votre œuvre ?
Ce sujet est totalement dans ma culture. Nous vivons dans un absolu, nous les catholiques, et nous avons été colonisés et réprimés. Le martyre joue un rôle fondamental dans l’histoire d'origine de notre État. Comme la prison de Kilmainham, symbolique pour la lutte de l’indépendance et où les nationalistes et révolutionnaires se sont soulevés en masse à Pâques 1916, avant leur exécution. Dans l'Irlande du Nord, il y eut aussi nombre de grèves de la faim et de décès.
Signifiez-vous que votre travail revêt aussi une dimension politique ou engagée ?
Oui, mais je ne le fais pas de manière didactique, et ce n'est pas du prêche. Mais c’est vrai que récemment, j’ai réalisé une grande pièce textile appelée The Map, qui est comme une carte historique…
Marie Maertens
Février 2025